L’article qui suit, directement traduit du mathématicien Donald Ludwig de l’Université de Colombie Britannique à Vancouver, explique les concepts de stabilité et résilience dans un langage accessible à tous [1]. Les férus d’équations et de symboles mathématiques peuvent néanmoins tenter la lecture d’un article que cet auteur a rédigé avec Brian Walker et Crawford Stanley Holling en 1997 dans la revue Conservation Ecology [2]. Migraineux s’abstenir.Voici donc ce que nous raconte Ludwig.
« Le concept de stabilité se réfère à la tendance d’un système à revenir à une position d’équilibre quand il est perturbé. Par exemple, si un poids est subitement ajouté sur un raft flottant sur l’eau, la réponse habituelle pour le raft alourdi est d’osciller, mais les oscillations diminuent progressivement jusqu’à ce que l’énergie soit dissipée en vagues et finalement en chaleur. Le raft alourdi va se stabiliser dans une position différente de celle qu’il avait auparavant, mais la nouvelle configuration reste néanmoins essentiellement la même que l’ancienne. Le système est stable.
Si maintenant on augmente graduellement le poids sur le raft, la configuration finira par changer. Si le poids est suspendu sous le raft, celui-ci va s’enfoncer de plus en plus profondément dans l’eau à mesure qu’il faudra de plus en plus de déplacement pour équilibrer la force de pesanteur croissante. Finalement, la force de flottaison (la poussée d’Archimède) ne pourra pas contrecarrer l’effet de la pesanteur et l’ensemble de la configuration coulera : le système n’est plus stable.
Si en revanche le poids est placé au-dessus du raft, ce dernier peut se retourner d’un coup et perdre ce poids ainsi que tout ce qu’il contenait également, bien avant d’atteindre la limite où l’ensemble du système coulerait. Cette perte brutale de stabilité peut être plus dangereuse que le naufrage progressif parce qu’il n’y a pas de signaux d’avertissement ou d’opportunité pour s’y préparer. Dans ce cas, le système « raft » a perdu sa résilience avec le poids placé au-dessus.
Le raft risque-t-il d’expérimenter plutôt une perte graduelle de stabilité ou une perte subite ? Pour décider si un système est stable ou pas, on doit d’abord préciser ce qu’on entend par un changement de configuration ou de perte d’intégrité. Si on ne soucie pas en premier lieu du risque pour le raft de se renverser s’il est alourdi, alors il n’y a pas de problème de perte soudaine de stabilité. On doit également spécifier les types et quantités de perturbations qui peuvent affecter le système.
Supposons qu’un poids est attaché au-dessus d’un raft avec des occupants. Si ces derniers se déplacent prudemment, le raft peut flotter selon une inclinaison légèrement différente, mais s’ils se déplacent trop loin de leurs positions initiales ou tous en même temps, le raft peut se renverser. La gamme des mouvements possibles des passagers qui ne conduit pas au chavirement du raft est appelée domaine de stabilité ou domaine d’attraction du système. Si la valeur quantitative du poids augmente graduellement, l’équilibre devient plus précaire, et l’attraction en dehors du domaine de stabilité devient de plus en plus forte. Finalement, le poids devient assez lourd pour faire sortir le système de son domaine de stabilité et conduire le raft au naufrage.
L’exemple précédent fait la distinction entre le poids alourdissant le raft et les positions de ses occupants. Si la valeur quantitative du poids change très lentement ou pas du tout, on peut penser le système comme un tout comprenant le raft et le poids. Si les passagers changent de position relativement rapidement, ces changements peuvent être vus comme des perturbations externes apportées au système.
D’un autre côté, on peut voir le raft, le poids et les occupants comme un seul système. Si ces derniers s’organisent pour anticiper et corriger les perturbations qu’ils apportent, alors le système peut être capable de maintenir son intégrité assez longtemps pour qu’ils puissent atteindre leur objectif de terminer sains et saufs leur randonnée aquatique.
Une autre réponse possible à la perturbation pourrait être de restructurer le raft lui-même. Si ce dernier était conçu et formé de plusieurs modules indépendants les uns des autres, alors un alourdissement excessif ou une forte perturbation pourrait entraîner la rupture et le chavirement d’une partie du système, mais laisserait le reste intact. Une telle structure ne nécessiterait pas de maintenir autant de vigilance que pour le raft conçu comme un seul système indivisible.
La résilience du raft ne peut pas être déterminée en dehors de son contexte social et institutionnel. Les passagers du raft peuvent avoir différents droits et objectifs. Ceux qui veulent emporter plus d’affaires sur le raft ou être plus nombreux à y prendre place avec des amis sont aussi ceux qui vont tendre à minimiser les risques de chavirement et de naufrage. Ceux qui en revanche ont le plus à perdre d’une perte de stabilité du système vont favoriser la prudence.
Comment vont être prises les décisions à propos du poids admissible sur le raft et la configuration de ce dernier avec des passagers ? Qui sont les parties prenantes, c’est-à-dire les personnes concernées dont les intérêts doivent être pris en compte quand on envisage des alternatives ? Le raft a-t-il un propriétaire ? Comment comparer ses droits et obligations avec ceux des passagers ? Y a-t-il une autorité publique en charge de la régulation des activités de rafting ? Y a-t-il des groupes d’intérêts qui préfèreraient que le rafting ne soit pas autorisé sur les cours d’eau ? Le sort final du raft dépendra des caractéristiques physiques de ce dernier, mais aussi de l’environnement naturel dans lequel il va évoluer avec ses passagers, et de la structure sociale et politique dans laquelle il s’inscrit ».
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[1] Ludwig D., in Gunderson et Holling, 2002. Panarchy. Understanding transformations in human and natural systems. Island Press. Résumé en français de l’ouvrage en téléchargement gratuit sur ce blog.
[2] Ludwig, D., B. Walker, and C. S. Holling. 1997. Sustainability, stability, and resilience. Conservation Ecology [online]1(1): 7. Available from the Internet. URL: http://www.consecol.org/vol1/iss1/art7/