Nous poursuivons aujourd’hui l’examen des mythes fondamentaux de la nature, après ceux de la nature plate et de la nature en équilibre, en retranscrivant ici de nouveau la pensée de Gunderson et Holling [1] dont cet article est directement tiré (et que je cite directement dans ce qui suit).

Si le mythe de la nature en équilibre examiné dans un précédent article pouvait se représenter par un système stable défini par une balle au fond d’un trou, le mythe de la nature anarchique peut se représenter au contraire par un système globalement instable, à l’équilibre précaire et aux ressources s’épuisant, défini par une balle en haut d’une bosse (cf figure suivante). C’est une vision dominée par des processus hyperboliques[2] de croissance et d’effondrement, où la croissance est inévitablement suivie d’une décroissance : une vision d’instabilité fondamentale, où la persistance n’est possible que dans un système décentralisé avec des demandes minimales vis-à-vis de la nature.

C’est la vision que défendait l’économiste britannique d’origine allemande Ernst Friedrich Schumacher auteur du célèbre essai Small is beautiful[3], et que défendent certains environnementalistes.

Représentation du mythe de la nature anarchique

paysage de stabilité (à gauche), diagramme de phase (au centre), et trajectoire des variables clefs du système au cours du temps = courbe d’évolution temporelle (à droite) – source : Gunderson & Holling, 2002.

 

Alors que la vision d’une nature plate présume que des être humains infiniment ingénieux n’ont pas besoin d’apprendre quoi que ce soit de différent, cette conception d’une nature anarchique va beaucoup plus loin en supposant que les êtres humains sont tout bonnement incapables d’apprendre. Cela est implicite chez l’historien de la technologie et de la culture Edward Tenner[4], qui soutient que si les avancées technologiques et autres inventions ont la capacité de changer positivement la vie des êtres humains et de modifier ainsi le cours de l’histoire, elles peuvent en retour avoir des conséquences inattendues qui peuvent saper leur raison d’exister.

C’est pourquoi cette vision part de l’hypothèse que small is beautiful – ce qui est petit est beau – parce que les conséquences catastrophiques inévitables de toute politique peuvent dans ce cas être limitées au niveau local.

C’est une vision où domine le principe de précaution et où l’activité sociale est focalisée sur le maintien du statu quo. Ce mythe de la nature anarchique n’est pas fondamentalement faux lui non plus, mais là aussi incomplet : si la diversité du petit et du local présente effectivement de la valeur, il existe aussi des forces stabilisatrices à cette échelle et aux échelles supérieures.

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 [1] Gunderson L. & Holling C.S. (2002). Panarchy : understanding transformations in human and natural systems. Island Press, Washington–Covelo–London.

[2] La différence entre les termes « hyperbolique » et « exponentiel » étant qu’un taux de croissance  hyperbolique  augmente dans le temps (à cause de mécanismes de rétroaction positive), à l’opposé d’un  taux de  croissance exponentiel qui lui reste constant.

Pour résumer : une croissance logistique est  contrainte : elle a une limite finie, alors même que le temps se déroule vers l’infini (cf.  note  n°2 dans mon article du 31 janvier 2014 sur le mythe de la nature en équilibre) ; une croissance  exponentielle tend vers l’infini à mesure que le temps s’écoule lui aussi vers l’infini mais est toujours finie  pour  un temps fini ; une croissance hyperbolique est plus rapide qu’une croissance exponentielle et tend  vers  l’infini à un temps fini correspondant à une singularité, c’est-à-dire un point fixe avant par exemple un  effondrement brutal (alors qu’une croissance exponentielle n’a justement pas de point fixe).

[3] Schumacher E.F. (1973). Small is Beautiful – Economics as if People Mattered. Traduit en français : Small  is beautiful. Une  société à la mesure de l’homme, Seuil, collection “Points” (1979).

[4] Tenner E, auteur de Our Own Devices: How Technology Remakes Humanity (2003) et Why Things Bite  Back: Technology and the Revenge of Unintended Consequences (1996).


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