Un  mythe du « bon sauvage écologiste » bien fragile.

Le  mythe du « bon sauvage écologiste » ne résiste pas aux recherches historiques et paléoécologiques, parmi lesquelles il existe de fortes présomptions concernant le rôle de sociétés dites primitives dans l’extinction de diverses espèces animales (Lecomte, 2001). Ainsi, Soergel (1912)[1] et plus récemment Martin (1984)[2] attribuent aux chasseurs préhistoriques la disparition d’une partie de la grande faune européenne, mammouths et autres. Lecomte (2001) fait cependant remarquer que les facteurs climatiques auraient probablement fait disparaître cette faune, qui ne peut ainsi être considérée comme faisant partie de la naturalité de référence. De nombreuses publications relatives à cette question avec des analyses de plus en plus fines se sont multipliées par la suite. Milberg et Tyrberg (1993)[3] ont ainsi mis en évidence l’impact des sociétés préhistoriques sur la faune des îles océaniques, avec plus de 200 espèces d’oiseaux qui auraient ainsi été conduites à l’extinction, sans compter celles qui sont indiscutablement imputables, plus tard, aux Européens.

Miller et al. (1999)[4] ont utilisé de leur côté des techniques de datation très poussées pour étudier la disparition de la mégafaune australienne durant le Pléistocène[5]. Ils ont ainsi pu montré que plus de 85% des genres de vertébrés terrestres d’un poids supérieur à 44 kg (parmi lesquels de nombreux marsupiaux et des oiseaux de grande taille) disparaissent vers la fin de cette période. Bien qu’il soit difficile de faire la part de la chasse et des incendies générés par l’homme, la responsabilité de ce dernier paraît évidente en particulier dans la disparition rapide il y a environ 50 000 ans de Genyornis newtoni, une sorte de poule d’eau géante. On peut encore ajouter à titre d’exemple le constat que des agricultures anciennes ont eu des conséquences environnementales très négatives, par exemple la stérilisation d’une partie de la Mésopotamie à la suite de dépôts de sels dus à l’irrigation ; ou bien les phénomènes intenses d’érosion liés aux pratiques agricoles des Mayas[6].

L’idée d’un équilibre nature – sociétés traditionnelles intrinsèque, soutenue par exemple par Woodley (1991)[7], devrait ainsi être abandonnée même s’il existe dans de nombreux cas un équilibre indirect sous-jacent entre sociétés dites primitives et les ressources naturelles[8]. Les affirmations selon lesquelles par exemple les peuples indigènes limitent consciemment leur démographie et leur utilisation des ressources en réponse à l’appauvrissement de leur environnement n’ont en effet jamais pu être démontrées. Au contraire, les recherches de terrain ont montré que les liens entre systèmes de croyances indigènes et modèles modernes d’utilisation des ressources sont particulièrement ténus (Colchester, 1999[9]). Beaucoup de peuples indigènes ont d’autre part une attitude beaucoup plus opportuniste que conservationniste vis-à-vis de la nature et se maintiennent dans un équilibre écologique apparent parce que leur système politique traditionnel et leur type d’habitat les incitent à se déplacer, et sans doute aussi parce que leur technologie ne leur permet pas de faire plus de dégâts, sauf peut-être dans les régions où la végétation peut-être brûlée sans aucun travail préparatoire (S. Jourdan, com. pers. 2014).

C’est le cas des Indiens d’Amazonie qui déplacent leurs villages, leurs territoires de chasse et de pêche une fois ces derniers épuisés, parce que cela demande moins d’efforts que de rester sur place avec des apports nutritionnels de plus en plus rares. L’équilibre est ainsi atteint de façon non intentionnelle par rétroaction négative plutôt que grâce à une préoccupation consciente de l’utilisation excessive de la ressource. C’est ce que montrent également les travaux de Harm sur les Nunu d’Afrique centrale, où l’équilibre entre ce peuple et l’environnement est la conséquence involontaire de leur système d’occupation des sols par lequel les villages affirment leurs droits exclusifs sur certaines zones de marais, d’étangs, de rivières ou de forêts (Colchester, 1999).

Il n’en reste pas moins vrai que derrière le mythe du bon sauvage, qui est en train de disparaître avec les indigènes eux-mêmes, se cachent de nombreux préjugés ou fantasmes de nos sociétés occidentales sur le rapport de l’homme à la nature qu’il est particulièrement intéressant de débusquer pour apprendre sur celles-ci et revoir justement ce rapport. En outre, sans partager la croyance en l’équilibre intrinsèque entre la nature et les sociétés traditionnelles avec des auteurs comme feu Edouard Goldsmith[10] ou Sabine Rabourdin[11], la vision de la nature qu’en ont les peuples indigènes, et surtout la relation qu’ils ont avec celle-ci, sont quoi qu’il en soit riches d’enseignements pour ces sociétés occidentales (et donc pour nous !), en interrogeant différemment leur rapport au territoire et à la modernité, notamment pour des activités ayant conservé dans celle-ci un caractère traditionnel[12].

 

Crédits photos : image à la une : reproduction de Henri Julien Félix Rousseau, Fotolia.com – image dans l’article : © samatoniophoto, Fotolia.com

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[1] Soergel W. (1912). Das Aussterben diluvialer Säugetiere und die Jagd des diluvialen Menschen  [L’extinction des mammifères préhistoriques et la chasse au Pléistocène]. Iena.

[2] Martin P. (1984). Prehistoric overkill. In Martin P. & Klein R. : Quaternary extinctions. University of  Arizona Press, Tucson: 354-403.

[3] Milberg P. &Tyrberg T. (1993). Naive birds and noble savages, a review of man-caused prehistoric   extinction of island birds. Echography, 16: 229-250.

[4] Miller, G.H., Magee J.W., Johnson B.J., Fogel M.L., Spooner N.A., McCulloch M.T., Ayliffe L.K. (1999).   Pleistocene extinction of Genyornis Newtoni : Human impact on Australian Megafauna. Science, January, 8.

[5] C’est-à-dire l’époque géologique s’étendant d’il y a environ 2,6 millions d’années jusqu’à la fin des   dernières glaciations marquant également la fin du Paléolithique il y a 12 000 ans.

[6]  Voir à ce sujet et pour de nombreux autres exemples de l’impact historique des sociétés aborigènes sur   la nature l’ouvrage récent très documenté de Valérie Chansigaud (2013) : L’homme et la nature, une   histoire mouvementée. Paris, Delachaux et Niestlé.

[7] Woodley E. (1991). Indigenous ecological knowledge, systems and development. Agric. Human values, 9: 173-178.

[8] Colchester (1999, cf note infra n°9) prévient qu’on pourrait objecter qu’il est injuste et non pertinent de suggérer que beaucoup de systèmes indigènes d’utilisation des ressources sont involontairement et indirectement conservationnistes plutôt qu’expressément, étant donné que bien souvent quand même, leur effet se traduit par un équilibre entre leur société et l’environnement. Mais l’importance qu’il y a à élaborer cette distinction entre ce que les anthropologues appellent fonction manifeste et fonction latente tient au fait que, dans certaines circonstances de transformation sociale et économique rapide, les gens sont moins susceptibles de modifier consciemment leurs pratiques et leurs connaissances pour améliorer leur gestion des ressources s’ils ne perçoivent pas les connexions existantes entre ces différents niveaux.

[9] Colchester (1999). Rencontres et malentendus : parcs ou peuples ? In Collectif. Nature sauvage,  nature sauvée ? Ecologie et peuples autochtones. Ethnies, vol. 13, n° 24-25 : 159-193.

[10] Goldsmith E. (1994). Le défi du XXIème siècle : une vision écologique du monde. Editions du Rocher, collection Conscience de la Terre (réédité sous le titre Le Tao de l’écologie). Traduction de l’anglais : The Way, an Ecological World-View (Shambhala, Boston, 1993).

[11] Rabourdin S. (2005). Les sociétés traditionnelles au secours des sociétés modernes. Paris, Delachaux et Niestlé.

[12] On pourrait faire ainsi des rapprochements entre des recherches menées sur la pêche par des communautés, indigènes ou non, sur le littoral brésilien de la forêt atlantique, et des travaux conduits sur des pêches traditionnelles sur le littoral européen. Voir à ce sujet : Adams C. (2000). Caiçaras na Mata Atlântica : pesquisa científica versus planejamiento e gestão ambiental. São Paulo, Editora Anna Blume ; Diegues A.C. & Viana V.M. (2004). Comunidades tradicionais e manejo dos recursos naturais da Mata Atlântica. São Paulo, Editora Hucitec ; Société des Amis de Talmont (1999). Pêches traditionnelles des rives saintongeaises de la Gironde (1850-1950). Bordeaux, Editions Confluences.


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