A l’ancienne vision condescendante des peuples dits « indigènes » fondée sur leur retard technologique en comparaison des sociétés industrialisées, s’est parfois substituée deux visions radicalement opposées mais tout aussi manichéennes :

  • la première faisant de ces derniers des destructeurs de l’environnement (agriculture sur brûlis, extraction minière à petite échelle, etc) qu’il fallait exclure d’une nature à préserver de toute atteinte humaine. D’où la création à leurs dépens d’aires protégées d’où ont été chassés ou se sont vus réduits leurs droits de chasse les Massaïs au Kenya, les Karen en Thaïlande, ou encore les Bushmen en Namibie pour n’en citer que quelques-uns…;

 

  • la deuxième attribuant à ces peuples des représentations de la nature et des préoccupations qui leur sont en réalité largement étrangères, créant la nouvelle illusion d’optique du « bon sauvage écologiste » et le mythe de l’équilibre nature – sociétés traditionnelles (Monod, 1999)[1].

 

Même si on ne peut que se réjouir du rapprochement de certains combats des peuples indigènes d’autres combats des organisations de  protection de la nature, cette convergence d’intérêts communs (qui n’a pas échappé en premier lieu à ces peuples indigènes pour faire entendre leur voix en tirant parti des caisses de résonance planétaires que sont les différents « sommets de la Terre » et autres grand-messes internationaux) repose sur des raisons très différentes : là où les organisations de protection de la nature en général voient d’abord dans la nature des espaces à protéger voire à racheter la propriété, les peuples indigènes voient principalement des sites investis d’une dimension et d’une signification sacrées auxquels à l’inverse eux appartiennent (Monod, 1999).  Pourtant, il est admis dans certains cercles que les peuples indigènes sont à leur manière pleinement conscients des dangers de la surexploitation de la nature, et on leur a même parfois attribués une « cosmovision écologiste ».

Alvard (1999[2], cité par Lecomte, 2001) fait ainsi remarquer que le concept de sociétés n’ayant que très peu d’impacts sur le milieu naturel est non seulement très répandu parmi les ethnologues mais aussi chez certains acteurs de la conservation de la nature et parmi le grand public. Ces exagérations sont d’ailleurs contredites par certains représentants eux-mêmes de ces peuples indigènes (Colchester, 1999)[3], comme l’indien kuna Nicanor Gonzalez (propos relevés par Colchester, 1999, dans Redfort et al. 1993[4]) :

« Ce que j’ai compris en discutant avec les autorités, les groupes et les individus indigènes, c’est qu’ils sont familiers des lois de la nature. Ils ne sont pas pour autant conservationnistes ; ils savent plutôt comment mettre en relation les humains et la nature […]. En ce sens, donc, je ne pense pas qu’on puisse dire que les peuples indigènes sont conservationnistes, comme cela est défini par les écologistes. Nous ne sommes pas amoureux de la nature. A aucun moment les groupes indigènes n’ont intégré les concepts de conservation et d’écologie dans leur vocabulaire traditionnel. Nous parlons plutôt de Mère Nature. Les autres organisations ont besoin de clarifier ce point avant d’intervenir dans la résolution des problèmes avec les populations indigènes ».

Ainsi, la cosmovision idyllique dont il est question ici s’intègre en fait dans une vision idéaliste qui ne vise pas que la relation à la nature, mais l’ensemble de la personnalité du bon sauvage. Il est même permis d’aller plus loin dans la distinction entre le plan « mental » et le plan de la « réalité sur le terrain » : on peut imaginer en effet des sociétés qui se moquent éperdument des enjeux écologiques mais qui sont (ou étaient) en équilibre quand même (parce très peu nombreux, sans technologie, etc), et à l’inverse des sociétés qui deviennent obsédées par la protection de leur milieu naturel, comme le Petit Prince, alors même qu’elle l’ont détruit (S. Jourdan, com. pers., 2014).

 

Crédits photos – image à la une : reproduction de Karl Bodmer – image dans l’article : © hdrechsler, Fotolia.com

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 [1] Collectif (1999). Nature sauvage, nature sauvée ? Ecologie et peuples autochtones. Ethnies, vol 13, n° 24-25. Visions décrites par Monod dans son avant-propos.

[2] Alvard M. (1999). Indigenous hunting in the Neotropics : conservation or optimal foraging ? In Caro T.:  Behavioral ecology and conservation biology. Oxford Univ. Press, 474-500.

[3] Colchester M. (1999). Rencontres et malentendus : parcs ou peuples ? In Collectif. Nature sauvage,  nature sauvée ? Ecologie et peuples autochtones. Ethnies, vol. 13, n° 24-25 : 159-193.

[4] Redford K.H. & MacLean S.A. (1993).  On common ground ? Response to Alcorn. Conservation Biology,  7(2): 427.


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