Homo sapiens, espèce oubliée des inventaires et modèles biologiques.

Quelque chose qui saute aux yeux quand on prend un peu de recul, c’est que la conservation de la nature est très fréquemment (pour ne pas dire le plus souvent) abordée à travers ses aspects techniques et scientifiques sans être replacée dans un cadre théorique plus large intégrant les relations entre l’homme et la nature. Et c’est là que les problèmes commencent !

Tout d’abord, les caractéristiques du modèle dominant de la conservation de la nature s’appuient sur la biologie de la conservation, née à la fin des années 1960 et s’inspirant principalement de l’écologie des populations et l’écologie des communautés. Dans ce cadre, la nature, pour être conservée, doit être séparée des sociétés humaines. Les modèles biologiques (comme ceux de la théorie des écosystèmes) ont ainsi de grandes difficultés à inclure l’homme. On privilégie alors l’étude des écosystèmes les moins touchés par l’homme alors que la majeure partie d’entre eux a déjà été modifiée par ce dernier.

Car il est plus commode, dans l’observation de la nature, d’ignorer l’empreinte de l’homme… Qu’elle soit clairement visible (comme dans le bocage par exemple) mais qu’on ne veuille pas la voir, ou bien qu’on ne sache tout simplement pas la voir.

Malgré diverses tentatives de rapprochement entre sciences de la nature et sciences humaines et sociales, les chercheurs en écologie préfèrent donc la plupart du temps laisser dans leurs modèles l’homme en dehors des écosystèmes. Ils introduisent ensuite des variables socio-culturelles d’analyse complexe pour intégrer les activités de ce dernier.

Un peu tordu comme façon de procéder, mais c’est comme cela que ça se passe !

Ces activités se présentent alors comme des actions transformatrices externes ayant un impact considéré en conséquence le plus souvent préjudiciable à la nature. En d’autres termes, on conclut souvent à ce qu’en réalité on voulait démontrer. C’est sans doute ce qu’on appelle l’objectivité…. !

 

Une opposition dépassée entre naturalisme et culturalisme

Pourtant la critique de l’opposition entre naturalisme (qui se traduit souvent  par une aversion vis-à-vis de la société et la culture) et culturalisme (qui voit réciproquement dans la nature une menace contre laquelle la culture sert de défense) n’est pas nouvelle. Serge Moscovici[1] (le psychologue social, père du ministre de l’Economie et des Finances du gouvernement Ayrault 2012-2014) suggérait déjà à la fin des années 60 et au début des années 70 qu’on ne pouvait pas comprendre la nature de façon séparée des sociétés humaines, dans la mesure où celles-ci étaient placées dans la nature qu’elles transforment, mais de laquelle elles dépendent pour survivre.

Il a ainsi initié un nouveau naturalisme s’appuyant sur trois idées principales :

  • l’homme produit le milieu qui l’entoure et il en est en même temps le produit ;
  • la nature fait partie de notre histoire et il est illusoire de revenir en arrière pour retrouver une harmonie perdue ;
  • la collectivité, et non l’individu, est en relation avec la nature : la société appartient à la nature et est par conséquent un produit du monde naturel par un travail d’invention constante. La société est ainsi à la fois partie et création de la nature (co-évolution nature – société).

Manifestement, en dehors des ethnosciences et de quelques esprits éclairés, ces idées n’ont pas encore beaucoup imprégné les mondes de la recherche scientifique et de la conservation de la nature.

Je pense en particulier à Patrick Blandin qui rappelait à l’occasion du colloque d’avril 2010 “Un Parc National à Fontainebleau, quelle faisabilité ?” que l’avenir de la biodiversité sur un espace, c’était toujours une affaire de gens, d’échanges de points de vue, avec l’idée d’adhésion, de volonté, d’engagement, et de solidarité d’esprit écologique entre les gens et leur territoire, en précisant que les hommes font partie d’une nature en trajectoire et sont des acteurs soit de son maintien à l’équilibre, soit de son changement.

On aimerait entendre cela plus souvent, notamment de la part de certaines ONG… Serge, reviens !

 

Vers une « ethnoconservation » basée sur une approche écosystémique

Au fil des articles qui vont suivre, je vous propose d’explorer concrètement les pistes d’une « ethnoconservation » (pas ou peu de théorie, mais des outils pour l’action), dans la foulée de penseurs et chercheurs comme Moscovici ou Philippe Descola[2] en France ou encore Antônio Carlos Diegues[3] au Brésil (qui m’a beaucoup inspiré) et bien d’autres encore…

… comme l’américain Aldo Leopold[4] qui, malgré les multiples contradictions que ce pionnier avait incarnées entre le début et la fin de son oeuvre (contradictions cela dit toujours fréquentes et d’actualité parmi nombre d’entre nous, moi parmi d’autres !), fut parmi les premiers à considérer notre espèce comme faisant vraiment partie de la nature et donc pas nécessairement l’affreux jojo qui abîme tout (cela dit il faut bien reconnaître que l’homme s’échine à se donner cette image d’affreux jojo…)…

… ou encore John Baird Callicot[5] qui a, quant à lui, élargi la philosophie de son mentor et compatriote Leopold en promouvant une approche écocentrique de la conservation de la nature.

C’est-à-dire une approche de la conservation de la nature qui ne soit plus déconnectée des réalités culturelles, sociales et économiques de la société dans laquelle nous vivons (situation dont toute personne un peu honnête avec elle-même peut faire le triste constat malgré tous les beaux discours que l’on continue à entendre autour du concept de développement durable).

En d’autres termes, une approche écosystémique, telle que l’ont promue en 2000 et 2010 les Parties de la Convention sur la Diversité Biologique. Une approche qui ne soit plus déconnectée de l’histoire et donc du temps, et qui considère le changement comme inévitable. Cela implique, entre autres, de faire le deuil d’états de référence d’une nature qui, quoi qu’on veuille et dans le contexte du changement global, ne sera jamais plus la même que celle de nos ancêtres : amen !

 

Pour un nouveau départ, sortir d’une approche anxiogène, nombriliste et manichéenne de la protection de la nature

Cela implique surtout pour les acteurs de la conservation de la nature de s’ouvrir à la réalité des autres parties prenantes et d’élargir leur champ de représentation de ces autres réalités. Pas seulement le champ de leur expérience mentale, mais aussi celui de leur expérience sensible, émotionnelle. Car on ne peut véritablement comprendre la réalité d’autrui sans ressentir un tant soit peu en soi, dans son coeur ou dans ses tripes, cette réalité.

C’est vers cette expérience d’ouverture que je propose prioritairement à travers ce blog d’accompagner mes lecteurs.

Cette expérience doit permettre de sortir de l’impasse d’une approche de la conservation de la nature centrée sur elle-même dont les résultats paraissent très médiocres au regard du constat implacable de l’érosion généralisée de la biodiversité. Mais justement de sortir aussi d’une approche catastrophiste et pleurnicharde de la conservation, tendance maladive à laquelle nous nous laissons tous, tôt ou tard, plus ou moins aller, par épuisement ou par paresse…

Qui n’a comme seul résultat que d’enfoncer encore plus cette approche dans l’échec, au lieu de prendre collectivement nos responsabilités en tordant le cou au manichéisme si fréquent opposant les gentils (les écolos et ceux qui croient avoir compris) et les méchants (tous les autres qui n’ont forcément rien compris ou sont de mauvaise foi !). Et en rejetant avec force et sans hésitation l’idée que le genre humain est décidément bon à rien et que s’il venait à disparaître, ce serait un sacré bon débarras[6].

 Crédits photos : www.photo-libre.fr


[1] Serge Moscovici. La société contre nature (10/18, 1969) – Hommes domestiques, hommes sauvages (10/18, 1974).

[2] Philippe Descola. La nature domestique (Editions de la MSH, 1986) – Nature and Society (Routledge, 1996) – Par-delà nature et culture (Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2005).

[3] Antônio Carlos Diegues. O mito moderno da natureza intocada (Hucitec, 1996) – Etnoconservação : novos rumos para a proteção da natureza nos trópicos (Annablume, Nupaub-USP, Hucitec, 2000).

[4] Aldo Leopold. Almanach d’un comté des sables (Oxford University Press, 1949)

[5] John Baird Callicot. In Defense of the Land Ethic (D.E. Shaner, 1989) – Beyond the Land Ethic (Suny Press, 1999).

[6] Allusion à l’essai d’Yves Paccalet : L’humanité disparaîtra, bon débarras ! (Arthaud, 2006).


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